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dimanche 24 mars 2013

L'oubli : que propose l'Enseignement Explicite ?


L’un des problèmes pédagogiques les plus fréquents pour les enseignants est l’oubli chez les élèves. Tous, nous déplorons l’oubli d’un jour à l’autre, d’une semaine à l’autre, d’un mois à l’autre, d’une année à l’autre. Parfois, à l’entrée dans leur nouvelle classe, certains élèves semblent vierges de toute acquisition ou en tout cas s’en rapprochent, au grand désespoir des enseignants qui les ont eus comme élèves l’année précédente.

Tout cela a une explication. Il faut se pencher sur le fonctionnement du cerveau lors des apprentissages. Qu’il s’agisse de connaissances ou d’habiletés, apprendre signifie installer un certain nombre d’informations en mémoire à long terme. Si rien n’a changé en MLT, alors rien n’a été appris.

La réponse se situe essentiellement dans la pratique. Bien entendu, il ne s’agit pas de faire l’impasse sur la compréhension et les explications, mais sans pratique cette étape préalable reste vaine. Hélas, pendant les dernières décennies, nous enseignants, avons été victimes d’un mythe consistant à croire que toute pratique abêtissait les élèves et les transformait en perroquets idiots (c’est le fameux Drill and Kill des anglo-saxons). Que cela entrait dans une vision mécaniste de l’école destinée à abrutir les élèves et à en faire des citoyens dociles et soumis, dépourvus de toute autonomie de pensée et d’esprit critique. Plus un mensonge est gros, plus il fonctionne et c’est bien ce qui s’est produit. On a donc banni toute forme de mémorisation et toute forme de pratique d’entraînement.

Voyons donc pourquoi cela est un mythe. Pour qu’une habileté devienne automatique il faut une pratique, au-delà du point de maîtrise. Pourquoi vouloir l’automatisation des connaissances et habiletés ? Si elles sont automatisées, elles ne solliciteront pas la mémoire de travail dont la capacité en contenu est limitée, et la laisseront disponible pour le raisonnement. Par exemple, si l’élève butte sur le déchiffrage des mots, il ne pourra pas consacrer sa mémoire de travail à la compréhension. La pratique doit être soutenue et nourrie : fréquente, variée avec réutilisation des connaissances déjà acquises. Tout ce qui a été appris doit être réutilisé le plus souvent possible.

Malgré tout, les chercheurs se sont aperçus que les sujets étudiés étaient bien vite oubliés une fois passée l’échéance de l’évaluation ou de l’interrogation. Même des questions bien maîtrisées lors de l’évaluation sont oubliées. C’est pourquoi ils préconisent d’étudier au-delà de la maîtrise. C’est ce que l’on appelle le surapprentissage. Cela est une mesure visant à empêcher ou tout au moins à diminuer les effets de l’oubli. Ainsi, un sujet d'étude pratiqué pendant un semestre ou une année sera retenu correctement pendant environ une année après la dernière pratique mais l'essentiel sera oublié après 3 ou 4 ans, en l'absence de pratique supplémentaire. Par contre, un sujet étudié pendant 3 ou 4 ans pourra être retenu jusqu'à plusieurs dizaines d'années après la dernière pratique. 

Un autre mythe consiste à croire que les experts ont un talent inné, ou une intelligence supérieure. L’observation du fonctionnement des experts nous dit le contraire. L’importance de la pratique chez les experts a été mise en évidence à plusieurs reprises par les scientifiques (en particulier Bloom 1985 mais aussi De Groot avec son travail sur les maîtres au jeu d’échecs). Les experts, quel que soit leur domaine d’expertise, ont une pratique bien plus abondante que celle des non experts, associée à une farouche volonté de travailler dur. La célèbre phrase d’Edison prend ici tout son sens : « Le génie, c’est 1% d’inspiration et 99% de transpiration. »

Quelles formes revêt la pratique en Enseignement Explicite ?

Tout d’abord, la pratique concerne les habiletés et connaissances de base,  c’est-à-dire celles qui sont enseignées à l’école primaire. La pratique n’est ni du jeu, ni une performance en soi, son seul but est l’amélioration. Cela doit être expliqué aux élèves et rappelé lorsqu’ils réussissent. La pratique nécessite la concentration ; l’enseignant met tout en œuvre pour la susciter (Voir tout ce qui concerne la Gestion de classe). Mais elle nécessite aussi des efforts. Les élèves y sont initiés et associés et d’une manière générale, les efforts fournis toujours liés aux résultats obtenus.

Toute pratique, qu’elle soit guidée ou autonome (voir le schéma des leçons en Enseignement Explicite) est accompagnée de feedback, les corrections se font immédiatement, afin d’éviter que les erreurs ne cristallisent dans l’esprit des élèves. Outre les moments de pratique inclus dans le déroulement des leçons, la pratique prend la forme :

  • De rappels lors de la vérification des connaissances préalables.
  • De révisions : hebdomadaires, mensuelles.
  • De séances de fermeture quotidienne (en fin de journée, faire l’inventaire de tout ce qui a été appris dans la journée).
  • De mémorisation systématique (textes, vocabulaire, tables, poésies…) qui doivent être faites à la maison, faute de pouvoir être faites à l’école. Cela est indispensable et on aura beau tourner dans tous les sens la question du travail à la maison, force est de constater que tout ne peut pas se faire à l’école. Sauf à amputer considérablement les programmes.
  • De rappels ponctuels et occasionnels. Par exemple, rappeler l’usage du passé composé lors d’un exercice d’écriture.
  • De justifications des réponses.

La pratique est fréquente et variée : cela veut dire qu’il n’est pas question d’asséner des répétitions ou des exercices au kilomètre pendant des heures, cela serait contre-productif. Je parle ici de rappels brefs, variés mais toujours à propos.

L’Enseignement Explicite par sa structure même, possède les outils pour obtenir une mémorisation de qualité. Bien entendu, pour une efficacité maximale, il faudrait que toutes les classes d’une école suivent ce même modèle. D’une part, cela renforcerait l’efficacité au niveau des résultats en général, mais aussi cela ferait de la pratique une habitude routinière tout en installant chez les élèves l’habitude des efforts de mémorisation. Les élèves venant de classes dans lesquelles ce type d’enseignement est dispensé ont évidemment beaucoup plus de facilités pour mémoriser de manière durable. Ils savent déjà ce que l’on attend d’eux, connaissent les moyens pour y parvenir et se contentent de poursuivre ce qu’ils ont commencé les années précédentes. Je parle bien sûr de l’effet-école. Il est néanmoins difficile à mettre en œuvre dans nos écoles en raison de la liberté pédagogique individuelle.

Pour en savoir plus sur les arcanes de l’oubli, voir les articles de  D.Willingham [1] sur la question, en particulier, « La pratique conduit à la perfection — mais seulement si vous pratiquez au-delà du point de perfection. »




vendredi 22 mars 2013

L'innumérisme - Un article de D.Geary


David Geary est un psychologue cognitiviste spécialisé dans la théorie développementale et évolutionniste. Il enseigne à l’université du Missouri, Columbia.

L’innumérisme est aux mathématiques ce que l’illettrisme est à la langue. C’est un problème relatif à la maîtrise des nombres.

Dans un article récent [1], David Geary s’est penché sur les origines de l’innumérisme. Il a recueilli toutes les preuves et données relatives aux origines de ce problème ; il en a déduit qu’il s’agit très probablement d’une déficience dans la représentation numérique. Daniel Willingham en fait une présentation dans son blog [2] .

La gestion des données mathématiques s’appuie dans notre cerveau sur un système d’approximation numérique : nous naissons tous avec cette aptitude particulière à la numération (ainsi que d’autres espèces). Le système ne permet pas un comptage précis mais la comparaison de quantités par des formules telles que « plus que » ou « moins que ».


Ainsi, dans cette figure, d’un seul coup d’œil, nous sommes capables de savoir quel nuage contient le plus de points noirs. Nous pouvons le faire sans compter. Le système d’approximation numérique ne dépend pas de la différence absolue entre les deux nuages mais du ratio entre les deux. Ainsi des adultes peuvent discriminer un ratio de 11/10 alors que des enfants pourront le faire dans un ratio de 2/1. Les adultes ont une capacité de discrimination beaucoup plus fine.

 D.Geary envisage 3 causes possibles à l’origine des problèmes d’innumérisme.

  • Le système d’approximation numérique ne se développe pas au bon rythme, l’enfant est plus lent dans son développement cognitif relativement à la représentation des quantités.
  •  Le système fonctionne mais il y a un problème dans l’association des symboles (le nom des nombres, leur graphie) avec les quantités. Il pense que dans ce cas, une régulation de l’attention pourrait aider à cette aptitude.
  •  Certains enfants peuvent estimer la valeur cardinale des nombres sans toutefois comprendre la relation logique entre eux ; cela veut dire qu’ils ne sont pas capables d’appréhender la structure comme un tout.

D.Geray soutient que les preuves relatives à ces 3 causes sont très convaincantes.

D.Willingham termine la présentation de cet article par une intéressante remarque précisant que les mathématiques, comme la lecture, ne sont pas des activités humaines naturelles. La structure cognitive qui leur permet de fonctionner est directement issue d’autres systèmes mentaux, c’est pourquoi elle peut être parfois fragile ou manquer de pérennité. S’intéresser à ce qui ne fonctionne pas est la bonne voie pour aider les enfants qui rencontrent des difficultés.






[1] Geary, D. (2013) Early foundations for mathematics learning and their relations to learning disabilities. Current Directions in Psychological Science, 22, 23-27.http://cdp.sagepub.com/content/22/1/23.abstract


samedi 16 mars 2013

Du miracle en pédagogie

Sans aucun rapport avec l’actualité toute papale, je vais vous parler de miracle, car au fond, ce terme est très usité en pédagogie. Non comme objet de réjouissance mais comme moyen de dénigrement. Quand quelqu’un veut dénigrer une méthode, une façon de faire, il les qualifie souvent de « recettes miracle ». Alors, sans jeu de mot, « la messe est dite ». Le procédé permet de disqualifier d’emblée un argument au prétexte qu’il ne tient sur aucune preuve tangible. Cela évite les frais de l’argumentation.

Comme chacun sait, un miracle est défini comme un fait extraordinaire, hors du cours naturel des choses, non explicable scientifiquement.

L’Enseignement Explicite ne fait pas exception à la règle et l’on reproche parfois à ses partisans de proposer des recettes miracle. Cela est le signe qu’il y a une large méconnaissance de cette forme pédagogique. Mais l’ignorance n’empêche pas les opinions…

Alors, au risque de décevoir les croyants, j’affirme que :
Non, l’Enseignement Explicite ne tient pas du miracle, l’Enseignement Explicite ne relève pas du merveilleux, l’Enseignement Explicite n’est pas un prodige.

C’est tout le contraire car il repose sur des données tangibles et il milite pour que la recherche entre dans le domaine éducatif.

Oui, l’Enseignement Explicite est efficace mais ce n’est pas parce que les dieux de la pédagogie se sont penchés sur son berceau. L’enseignement Explicite est efficace car il fait tout pour cela. Pour commencer, il a été mis en forme à partir d’une question très pragmatique : comment procèdent les enseignants efficaces dans leurs classes, y compris ceux qui réussissent dans des milieux défavorisés. Ensuite,  il a été expérimenté dans de très nombreuses écoles ; de plus, il s’appuie sur la structure cognitive et ses procédures respectent scrupuleusement l’architecture cognitive. De très nombreuses études continuent de nous dire que c’est un mode d’enseignement plus efficace pour tous les élèves, y compris ceux issus de milieux défavorisés. Bien sûr, il y a eu le projet Follow Through dans les années 70. Mais la recherche a continué après lui, elle a corroboré ses conclusions. Pour ne citer qu’un exemple (pour les autres voir sur Formapex) les chercheurs Bissonnette, Richard, Gauthier et Bouchard ont en 2010 recensé les publications dont le but était d’identifier les stratégies d’enseignement efficace ; cette méga-analyse montre, une fois de plus, que l’Enseignement Explicite est celui qui a les meilleurs résultats en termes de réussite des apprentissages. L’Enseignement Explicite fait partie d’un courant qui revendique l’utilisation des données probantes dans l’enseignement. Et qui soutient que ne devraient être proposées que des pratiques pédagogiques dont l’efficacité a été démontrée.

Voilà pourquoi l’Enseignement Explicite est bien dans le siècle, dans le réel, les résultats qu’il affiche n’ont rien de miraculeux.  Ce sont le fruit de réflexions, d’observations, d’études, d’expérimentations dans lesquelles rien n’est laissé au hasard. Quand un élève réussit en enseignement explicite, ce n’est pas un miracle, ni le fruit du hasard mais une issue prévisible.

En écrivant ces mots, je ne suis pas en train de dire que l’enseignement explicite est la seule méthode efficace, il y en a d’autres. Je ne suis pas non plus en train de dire qu’elle peut résoudre tous les problèmes d’apprentissage. Simplement, je dis que toutes les méthodes ne se valent pas et que l’enseignement explicite fait partie des méthodes efficaces.

Enfin, je terminerai par cette observation. Les personnes qui utilisent cet argument pour discréditer l’Enseignement Explicite sont celles-là mêmes qui, dans leurs pratiques respectives (qu’elles se revendiquent de Vygotsky ou de Buisson), refusent toute donnée probante, leur préférant des arguments bien plus immatériels, tels que l’intuition, la tradition, l’épanouissement, l’instinct du savoir, les procédés naturels. Qui a recours à la pensée miraculeuse ? Je vous laisse y réfléchir...


mercredi 13 mars 2013

Apprendre par coeur


Dans un article de la série Ask the Cognitive Scientist, Daniel Willingham expliquait toute l’importance des connaissances inflexibles, passage obligé dans le chemin vers l’expertise. J’ai choisi de faire un zoom sur quelques points de son exposé qui me paraissent intéressants et en rapport direct avec nos actions pédagogiques. Pour commencer, penchons-nous sur l’apprentissage par cœur.

Depuis plusieurs décennies, l’apprentissage par cœur est une chose honnie et honteuse. Nous avons tous plus ou moins consciemment intégré cet état de fait, persuadés que cette pratique risquait de transformer les élèves en perroquets idiots. Encore faudrait-il savoir précisément ce que cela recouvre.

Selon D.Willingham, l’apprentissage par cœur ne serait pas aussi répandu qu’on le prétend. En effet, apprendre par cœur signifie, sur un plan cognitif, mémoriser une information sans tenir compte de son sens. Autrement dit, mémoriser uniquement la forme. Cela signifie que l’information sera stockée sans être associée à son sens, uniquement comme un enchaînement de sons. Par exemple, retenir une phrase dans une langue étrangère sans comprendre un seul mot de son sens. Dès lors, on comprend mieux pourquoi cela ne présente aucun intérêt sur le plan des apprentissages. On comprend mieux pourquoi ce n’est pas une pratique à encourager.

Néanmoins, je ne suis pas sûre que la critique traditionnelle à l’encontre de l’apprentissage par cœur porte sur la même conception : elle consiste simplement à dire qu’il ne faut pas faire mémoriser systématiquement et littéralement, exactement comme si toute forme de mémorisation était dénuée d’intérêt et de sens.

Mais au vu de l’explication de Willingham, on comprend alors mieux que les situations d’apprentissage par cœur soient de fait assez rares en classe. En effet, même lorsque l’on demande à un élève de mémoriser un fait qu’il a insuffisamment compris, il est rare que cette incompréhension soit totale au point que le sujet d’étude ne soit pour lui qu’une succession de sons. Cela peut arriver mais reste tout de même une situation exceptionnelle. Prenons l’exemple des tables de multiplication : quand vient le moment de faire mémoriser les tables de multiplication aux élèves, ils savent déjà ce qu’est une multiplication, à quoi ça sert et comment cela fonctionne. Ils savent aussi que lorsque l’on récite la table de 4, les résultats augmentent de 4 à chaque fois. Même s’ils n’ont qu’une compréhension de la structure de surface, (que les psychologues cognitivistes opposent à la compréhension en profondeur des concepts et idées) ils n’apprennent pas par cœur, ils associent du sens à leur stockage en mémoire, même si ce sens est partiel. C’est n’est donc pas purement de l’apprentissage par cœur. Il s’agit là de ce que l’on appelle une connaissance inflexible.

Il ne faut donc pas redouter de demander aux élèves la mémorisation de certaines informations  à condition bien sûr, qu’elles soient associées à du sens, même si celui-ci est partiel. La pratique et la compréhension à elles seules ne suffisent pas à mémoriser. Certaines connaissances doivent être automatisées, comme par exemple les tables de multiplication, certains réflexes orthographiques. Face à une situation complexe, l’élève pourra libérer sa mémoire de travail pour la consacrer au raisonnement.



mardi 12 mars 2013

Daniel Willingham - Les connaissances inflexibles

Publiée sur Form@PEx, voici la traduction d'un article de Daniel Willingham, psychologue cognitiviste et enseignant à l'université de Virginie, paru dans la série Ask the Cognitive Scientist.



Il se penche ici sur un type bien particulier de connaissance : la connaissance inflexible, étape obligée dans la voie vers l'expertise. On pourrait grossièrement évoquer le triptyque suivant : connaissances mémorisées par coeur- connaissances inflexibles - connaissances flexibles, ces dernières étant celles des experts, vers lesquelles doivent tendre les enseignements. Au passage, Daniel Willingham dédramatise l'idée d'apprentissage par cœur en le définissant précisément et en montrant qu'il n’est pas aussi répandu qu’on nous le laisse entendre.

Comme toujours, Daniel Willingham adapte son discours à un large public en l'émaillant de nombreux exemples concrets[1] et en restant clair dans ses propos. Il met un point d’honneur à lier ses explications aux conséquences qu’elles ont dans le domaine de l’enseignement. En ce sens, il fait partie des rarissimes chercheurs concernés par le terrain et qui font l’indispensable lien entre théorie et pratique.

Je recommande vivement la lecture des textes de D.Willingham à tous les enseignants fâchés avec la recherche, et celui-ci en particulier. Bonne lecture.




[1] . On saura en lisant cet article pourquoi il est important de donner des exemples et de les diversifier. 


samedi 9 mars 2013

La centration sur ...


Dans la littérature pédagogique règne un flou dénominatif qui, même s’il est involontaire, n’en est pas moins gênant. Il donne une idée fausse des choses. Il n’est pas question ici de passer en revue tous les mots, expressions ou néologismes relatifs à la question mais de réfléchir sur cette fabuleuse expression « pédagogie centrée sur… »

Le paysage pédagogique français est constitué de deux mouvances : celles « centrées sur l’apprenant », ou « puéro-centrées » et celles « centrées sur l’enseignant » que l’on assimile aussi aux pédagogies « centrées sur les savoirs ».[1]

Chaque pratique semble donc définie par une de ses spécificités majeures. Cela conduit à des réductions caricaturales. Ainsi, en parlant de pédagogie « centrée sur l’apprenant », on sous-entend que les autres pédagogies ne s’en préoccupent pas. Or, il me semble que c’est un point commun à toutes les pratiques que de s’intéresser aux élèves (les apprenants), qui ne sont rien d’autre que des enfants en situation d’apprentissage. L’expression « centrée sur l’enseignant » que l’on peut lire ou entendre fréquemment, elle, donne à voir un enseignant nombriliste, voire narcissique, lui-même sujet de son enseignement ; quant à « centré sur les savoirs » laisse à penser que les autres pédagogies négligent les savoirs et qu’il s’agit d’une espèce de vénération d’une culture classique sans rapport avec notre monde actuel. Toute forme pédagogique qui se respecte doit  accorder la même importance :
•      à l’élève, car c’est lui qui apprend et c’est le contenu de son cerveau qui va être modifié,
•      aux connaissances, car elles vont venir se placer dans les cerveaux des élèves et devenir leurs propres savoirs,
•      et enfin à l’enseignant, car c’est lui qui va provoquer ces changements.

Avant d’aller plus loin, partons du principe que toute pédagogie a un même et unique but : celui que les élèves fassent un certain nombre d’apprentissages scolaires. Si ce n’est pas le cas, alors il s’agit de discuter des buts que l’on assigne à l’École. Ce serait un tout autre débat.

Chaque mouvance pédagogique met en place un certain nombre de moyens pour parvenir aux buts assignés. À mon sens, retenir cela  serait déjà un bon départ. Ainsi les pédagogies « puéro-centrées » appartiennent à la mouvance constructiviste. Elles soutiennent que les situations de découverte sont le moyen idéal pour que l’élève réussisse ses apprentissages scolaires. Ces situations sont supposées permettre à l’enfant de construire ses savoirs. Le constructivisme soutient que la transmission directe de celui qui sait vers celui qui ne sait pas n’a pas sa place dans l’enseignement. Ce terme à mon sens définit très bien ce qu’il représente. Néanmoins, je suis toujours surprise de constater que même ceux qui appartiennent à ce courant ne s’en revendiquent jamais ouvertement et préfèrent utiliser des périphrases telles que « centré sur l’enfant » ou à l’extrême limite « pédagogie par découverte », pour les plus hardis d’entre eux.

De l’autre côté, nous avons la mouvance qui choisit un autre moyen pour permettre à l’élève de réussir ses apprentissages : la transmission directe de celui qui sait vers celui qui ne sait pas. Dans cette famille, on range pêle-mêle les traditionalistes, les explicites. Les traditionalistes ne se revendiquent jamais comme tels et auraient plutôt tendance à se dire centrés sur les savoirs ; la question purement pédagogique n’a pas lieu d’être selon eux, la maîtrise des disciplines enseignées étant largement suffisante à leur transmission. Ils appartiennent à ce que l’on a nommé aussi le « courant républicain »[2]. Les partisans de l’Enseignement Explicite sont eux aussi partisans d’une transmission directe mais explicite et structurée, ils s’appuient sur la recherche pédagogique et la transmission repose sur des procédures bien particulières. Ils font partie du courant de l’enseignement efficace. L’ensemble du courant transmissif direct est parfois appelé mouvement instructionniste.[3]

Cette opposition constructivisme/instructionnisme me semble beaucoup plus pertinente. Mais on pourrait à mon sens aller encore plus loin. Indépendamment des moyens utilisés pour enseigner (par découverte, par transmission directe explicite, par transmission traditionnelle) pourquoi ne pas définir les pédagogies dans leurs rapports aux résultats ? On n’aurait plus cette dichotomie erronée et réductrice mais on s’interrogerait simplement sur l’efficacité des pratiques proposées. Fi de la centration sur l’apprenant ou sur les savoirs, place aux résultats.

Bien évidemment, j’ai conscience que cela n’est pas pour demain ; il faudrait en effet que l’on se débarrasse de cette manie de classer les choses en termes binaires, et que l’on fasse entrer dans le champ éducatif la notion d’efficacité dans un premier temps, puis celle des données probantes, afin de pouvoir juger cette efficacité. Cela nous laisse bien du temps devant nous pour continuer à y réfléchir car dans le monde éducatif l’immobilisme est très puissant.




[1] Chronologiquement, les pédagogies centrées sur l’enseignant  = avant les années 60 ; les pédagogies centrées sur l’enfant = après les années 60.
[2] Ils se réclament de l’école laïque républicaine telle qu’elle avait été définie par Jules Ferry sous la IIIème République.
[3] Terme inventé par Seymour Papert dans les années 80 par opposition au constructivisme auquel il appartenait. 



mercredi 6 mars 2013

La créativité et l’innovation pédagogiques


Il est de bon ton de dire que finalement, toutes les pratiques pédagogiques se valent, pour peu que l’enseignant les pratique de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée. L’intention vaudrait donc l’action. Comme il est courant d’affirmer qu’il faut picorer à droite et à gauche parmi les diverses méthodes car il y a du bon dans chacune d’elles. Cet élan d’un syncrétisme bienveillant est encouragé par le ministre lui-même quand il soutient que « l’enseignant doit être capable d’inventer sa propre pratique. »[1] On notera au passage qu’il n’est pas question de pratique efficace mais simplement de pratique. Ce qui est beaucoup plus facile. Mais qui se soucie vraiment d’efficacité ?

Bien entendu, le métier d’enseignant laisse une part de personnalisation, l’enseignant n’est pas un robot qui effectue des actions toujours identiques ; la personnalité de chacun, sa capacité à interagir avec les élèves, avec les situations, qu’elles soient d’ordre comportemental ou cognitif, l’intérêt  porté aux disciplines, tout cela va faire qu’il n’existe pas deux pratiques professionnelles identiques y compris parmi celles qui appartiennent à la même mouvance.

Mais le discours ambiant va plus loin que cette réserve et apparemment ne se situe pas dans un contexte d’efficacité. Nous enseignants, jouissons de liberté pédagogique mais cela ne signifie pas que nous sommes libres d’inventer n’importe quoi, cette liberté devrait s’inscrire, à mon sens, dans un rapport aux résultats.

Certes, les enseignants sont des gens de terrain. Certains, parmi eux, ont une expérience leur permettant de savoir ce qui fonctionne mieux et ce qui fonctionne moins bien dans une classe. Mais cela ne suffit pas pour inventer une pratique pédagogique complète et efficace. La réflexion du ministre, même motivée par les meilleures intentions, contribue, une fois de plus, à « déprofessionnaliser » le métier. Dans quelle autre profession en est-on arrivé au point de demander aux praticiens d’inventer leurs méthodes ? Je souhaite de tout mon cœur que les chirurgiens n’en soient pas à ce stade-là, ni les contrôleurs du ciel, ni les pharmaciens.

Tous ceux qui s’intéressent aux questions éducatives auront compris que la mode est aujourd’hui à l’innovation. Le ministre veut ressusciter le Conseil de l’Innovation, inventé sous Jack Lang et abandonné sous Luc Ferry. L’innovation fait en effet partie de la pharmacopée traditionnelle quand rien ne va plus. C’est en général une dyade : innovation / projets. Comme si le simple fait d’innover était garant d’une meilleure efficacité dans les apprentissages des élèves.

Mais enfin pourquoi innover, quand nous savons déjà (puisque la recherche nous le dit et le redit) qu’il existe des méthodes pédagogiques efficaces et que cela a été avéré, y compris dans de vraies classes. Pourquoi prétendre chercher des solutions quand elles existent déjà et seraient applicables à moindre frais ? Il suffirait que les preneurs de décision laissent pénétrer les données probantes dans le champ éducatif. Ainsi, les enseignants pourraient être informés de la grande variété des méthodes existantes ainsi que de leurs rapports respectifs à l’efficacité ; alors, en véritable professionnels ils pourraient choisir. Au lieu de cela, on les maintient dans l’ignorance, on leur propose des modèles erronés, on leur fait croire qu’ils sont capables de tout inventer à eux seuls, tout en les culpabilisant fortement quand les résultats ne viennent pas.

Cette idée selon laquelle tout se vaut en pédagogie, est à l’origine de cette volonté de syncrétisme consistant à prendre par-ci par-là quelques éléments à la convenance de l’enseignant. Idée qui vient, je pense, d’une méconnaissance profonde des pédagogies. Choisir une pratique pédagogique plutôt qu’une autre devrait signifier qu’on la connaisse bien, qu’on en apprécie à la fois le pourquoi et le comment. Quelle que soit la méthode choisie, ce n’est pas une recette de cuisine. On doit faire les choses en sachant pourquoi. Un exemple précis pour illustrer le propos : si on a choisi la Pédagogie Explicite on ne va pas pouvoir y mêler des procédés de type constructiviste car ces pratiques reposent sur des conceptions diamétralement opposées. La première dit que le meilleur moyen pour des apprentissages réussis est une transmission directe, explicite et progressive avec une pratique régulière, l’autre dit que le meilleur moyen est une mise en situation de découverte en commençant par la complexité. Il y aurait un manque de logique certain à mixer les deux genres, sauf à n’avoir pas compris les principes de base. Ce qui serait tout de même excusable au vu de la formation (initiale ou continue) dispensée aux enseignants.

En 2002, Slavin notait que « La révolution scientifique qui a profondément transformé la médecine, l'agriculture, les transports, la technologie et d'autres champs au cours du XXe siècle a laissé complètement intact le champ de l'éducation ». À quoi Clermont Gauthier rajoutait en 2006 : « Cette absence de perspective scientifique nuit à l'amélioration de la qualité de l'éducation et à la professionnalisation de l'enseignement ». Nous sommes en 2013 et rien n’a encore changé, les données probantes font toujours peur et la seule et véritable innovation de taille consisterait à leur accorder une place dans le monde pédagogique.


samedi 2 mars 2013

Enseignement Explicite des stratégies de compréhension en lecture

Le blog de Bernard Appy propose un post relatif à la prise de position en faveur de l'Enseignement Explicite de Sylvie Cèbe, sur la question de l'enseignement des stratégies de compréhension en lecture. 

Comme lui, je me félicite de cette incursion dans le monde de l’Enseignement Explicite et les lignes qui suivent n’ont d’autre but que celui de clarifier les choses et de permettre une meilleure connaissance de cette forme pédagogique. 

J’ai remarqué à plusieurs reprises que la seule concession que certains constructivistes font à l’enseignement explicite se situe dans l’enseignement des stratégies de compréhension en lecture. Cela me rend perplexe car la compréhension en lecture est justement (avec la pensée critique) une compétence complexe qui ne relève pas directement de l’enseignement explicite. Je m’explique.

Les réserves quant à l’efficacité de cette approche sont illustrées par des expériences en classe, comme celle résumée par ED Hirsch (ville de New York 2006).

La compréhension en lecture n’est pas une habileté formelle comme par exemple apprendre à résoudre une multiplication ; c’est un ensemble de multiples sous-habiletés liées à la connaissance de nombreux domaines. Ainsi, pour prendre un exemple grossier, bien comprendre un texte traitant du monde des insectes ne garantit pas la compréhension d’un texte traitant de fusion nucléaire, ni celle d’un poème de Baudelaire. Par ailleurs, la compréhension repose aussi sur une maîtrise de la langue et de la syntaxe et exige la possession d’un stock lexical. La compréhension en lecture n’est donc pas une compétence générale mais elle est associée à plusieurs compétences spécifiques. C’est pourquoi on peut considérer que les moyens pour améliorer la compréhension consistent à développer ces compétences particulières, en fournissant une culture générale et variée ainsi qu'une bonne maîtrise de la langue, choses qui elles, font partie des habiletés transmissibles de manière explicite.

L’expérience relatée par ED Hirsch décrivait des classes dans lesquelles l’essentiel de l’horaire avait été consacré à l’enseignement explicite des stratégies de lecture (inférer, résumer, questionner…) au détriment de la culture et de l’enseignement de la langue. Les résultats n’ont pas été à la hauteur et le déficit culturel a empêché les élèves d’améliorer leur compréhension au-delà d’un certain seuil. En effet, à quoi bon savoir inférer si on n’a pas les connaissances sur lesquelles s’appuyer pour le faire ? À quoi bon savoir questionner si on ne possède pas assez la langue pour trouver les réponses ? À quoi bon essayer de prendre des indices si on n’a pas la culture ou le lexique pour éviter d’échouer à la première difficulté ? Une fois de plus, voilà une pratique qui, lorsqu’elle est mise en œuvre massivement va défavoriser les élèves qui entrent à l’école avec peu de culture générale, une mauvaise maîtrise de la langue tout en mettant à l’abri un tant soit peu, les élèves issus de milieux culturellement favorisés.

Est-ce à dire que toute entreprise d’enseignement explicite des stratégies de compréhension doit être écartée ? Non, bien sûr, mais à condition qu’elle n’occupe pas tout l’horaire consacré à la lecture et qu’elle ne se fasse pas au détriment de l’enseignement de la langue et de la culture. Non, à condition qu’elle ne prétende pas être LE moyen unique de développer la compréhension. Tout est question de proportions. À mon sens, on doit plutôt considérer cet enseignement comme une approche méta-cognitive (rendre les élèves conscients des mécanismes en jeu lors d’une activité cognitive) et, dans ce sens, il a toute sa place.

Certes, lorsque nous lisons, nous mettons en jeu de manière inconsciente ces habiletés procédurales (inférer, questionner…). Mais il faut prendre garde à ce genre de conclusion hâtive qui consiste à calquer la manière dont on enseigne sur celle dont on apprend. Cela fut la grande erreur constructiviste. De la même manière que la pensée critique ne peut faire l’économie d’une maîtrise des contenus, la compréhension en lecture s’appuie sur une culture générale variée, et sur une bonne maîtrise de la langue. C’est pourquoi on ne peut la réduire à l’enseignement, aussi explicite soit-il, d’une technique générale, même si c’est celle que nous, lecteurs experts, mettons en jeu de manière inconsciente.


Voir aussi :