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jeudi 2 avril 2015

Enseignant, une profession ?



Le métier d’enseignant est mal considéré dans notre société, en particulier dans le premier degré. Le niveau extrêmement bas des salaires en est un symptôme, parmi d’autres. Cette déconsidération sociale est accompagnée d’une déconsidération purement professionnelle. Ainsi, l’avis de l’enseignant relativement à une action pédagogique n’a pas plus de poids que celle d’un non enseignant. Nombre de décisions pédagogiques lui incombant sont maintenant prises par les parents d’élèves. Il en était ainsi du redoublement, à une époque pas si lointaine où celui-ci était encore possible. C’est aussi le cas pour décider de faire entrer un élève dans le circuit de l’éducation spécialisée : les parents peuvent, sans même prendre avis de l’enseignant, saisir la MDPH. à l’inverse, ils peuvent s’opposer à une orientation en classe spécialisée. Sans parler des prises en charge extérieures à l’école, qui font les choux gras de tous les orthophonistes, « orthocalculistes » , « orthographistes » et dont les résultats en classe sont bien trop souvent invisibles à l’œil nu de l’enseignant. Cela passe aussi par nombre d’exigences pédagogiques du type « mon enfant ne peut pas écrire, il doit avoir un ordinateur »et bien d’autres encore, souvent extravagantes. Les parents d’élèves ont désormais un pouvoir pédagogique décisionnel bien plus pesant que celui de l’enseignant alors qu’ils ne sont pas des experts. Nous viendrait-il à l’esprit d’avoir de semblables exigences chez notre médecin ou chez notre mécanicien ? Pourquoi ? Car ils sont des spécialistes dans leur domaine et nous leur faisons confiance. Ils vont avoir un acte approprié que nous serions incapables d’avoir. Si les parents ont cette puissance décisionnelle, c’est car l’institution la leur a donnée. Comme elle a permis que des enseignants non formés aient charge de classe : souvenons-nous de ces enseignants issus des listes complémentaires. Ils avaient été admis au concours sur listes complémentaires et du fait de la pénurie d’enseignants, étaient envoyés sur le terrain directement, sans avoir été formés. Leur formation avait lieu l’année suivante après avoir, une année entière, fait de leur mieux pour instruire une cohorte d’élèves malchanceux. Dans quel cerveau embrumé a pu germer une idée pareille ? Dieu merci, nous n’avons pas encore de médecins « listes complémentaires ». La déconsidération actuelle est issue de cette « déprofessionnalisation » entretenue depuis des années.

Aujourd’hui, le métier d’enseignant repose essentiellement sur des qualités personnelles, sur un engagement individuel, sur l’intuition, sur le bon sens, sur la curiosité personnelle, sur le militantisme, sur la tradition.Cela est admis dans l’opinion : un enseignant doit avoir la vocation, il a une mission à remplir, il doit être engagé, dévoué, passionné. Ce vocabulaire religieux donnant une dimension quasi mystique à la chose, est soigneusement entretenu par l’institution. Ainsi V.Peillon écrivait dans sa lettre aux personnels de l’E .N. en juin 2012, « Nous savons aussi la force de votre dévouement, la passion et la vocation qui vous animent ». Le ministère actuel se lamente encore sur la crise des vocations. Ces qualités humaines, certes très positives, sont éminemment variables d’un individu à un autre ; aussi vertueuses soient-elles, elles ne transforment pas un citoyen lambda en professionnel de l’enseignement si celui-ci ne possède pas les connaissances indispensables à l’acte d’enseigner.

L’enseignant manquerait donc de professionnalisme ? Avant de répondre, il convient de se demander ce qu’est un professionnel de l’enseignement. Autrement dit, existe-t-il un certain nombre de savoirs et de savoir-faire spécifiques que ne possèdent pas les membres d’autres professions ou les citoyens sans profession ? Si la réponse est non, alors il s’agit d’une occupation pouvant être exercée par n’importe quel citoyen lambda. Rappelons-nous des listes complémentaires. Bien entendu, la réponse est oui. Oui, il y a des savoirs spécifiques à la pratique du métier. En quoi consistent-ils ?

L’enseignant professionnel est responsable du choix des actions pédagogiques qui permettront la réussite des élèves. En ce sens, il ne se contente pas d’appliquer des procédures. L’idée de choix, indissociable d’une action professionnelle, ne signifie pas que l’enseignant va choisir telle ou telle action selon son humeur du jour, sa personnalité, ou le climat qu’il désire instaurer. Le professionnel fait un choix éclairé : celui-ci doit être filtré par l’expertise. Comme aime à le souligner John Hattie (Know thy impact), toute intervention en classe a un impact : la question est d’évaluer l’efficacité de cet impact et de ne retenir que les actions dont l’impact est notable. Selon ses travaux, toute action ayant un effet supérieur à 0.40 peut être utilisée. Se pose alors la question de la connaissance des actions possibles en lien avec leurs efficacités respectives. C’est la pierre angulaire d’une formation professionnalisante : avoir connaissance des données tangibles (ou données probantes) de la recherche en éducation. La recherche est aujourd’hui assez avancée pour pouvoir affirmer qu’il existe des méthodes et des principes efficaces et d’autres moins. Une fois l’enseignant informé de ces recherches, il peut alors choisir en fonction du contexte spécifique à sa classe, de la situation du moment, l’action la plus appropriée pour susciter les apprentissages. Bien entendu, la formation continue doit aussi tenir les enseignants au courant des dernières avancées de la recherche. 

De quelle recherche s’agit-il ? Bien entendu, les résultats de la recherche doivent avoir une validité scientifique. Il ne s’agit pas de considérer comme donnée tangible n’importe quelle expérimentation faite sur une classe d’élèves. Les travaux sont assez nombreux à l’heure actuelle pour pouvoir donner crédit à certaines conclusions, notamment grâce aux méta-analyses. La communauté, en matière de recherche,  s’accorde aussi sur la taxonomie d’Ellis et Fouts

En l’état actuel des choses, nous savons que certaines façons de faire, certaines méthodes, certains principes, sont déterminants pour de meilleurs apprentissages. Et pourtant, ils ne font toujours pas l’objet de communication auprès des enseignants. Et plus grave encore, nombre de mythes pédagogiques circulent, véhiculés même par les formateurs. (Exemples : les styles d’apprentissage, les intelligences multiples, cerveau/droit gauche, Brain Gym …) Les exemples seraient nombreux. Pour qu’un tel type de formation puisse se faire, il faudrait au préalable  que les données probantes de la recherche soient acceptées dans le domaine éducatif. Il y a d’énormes résistances dans un système qui, depuis des lustres, conçoit son enseignement sur des principes idéologiques et fait peu de cas de la réalité des apprentissages. Les conservateurs du système en place évoquent fréquemment les peurs que cette approche suscite chez eux. Craintes reposant sur une méconnaissance de la recherche et des pratiques efficaces.

Or, être professionnel ne signifie pas devenir un simple technicien exécutant des tâches, tel une machine démunie de pensée. Le professionnel, par sa connaissance des actions possibles, peut choisir la plus adaptée, il est capable de réagir immédiatement à la situation. Prenons un exemple concret : l’enseignant non professionnel sera tenté de proposer à tel élève une explication graphique car il suppose qu’il est à dominance visuelle. Dans la même situation, l’enseignant professionnel s’appuiera sur la modalité dominante du sujet et non sur celle de l’élève car il connaîtra la teneur du mythe relatif aux styles d’apprentissage. 

Être professionnel permet à son esprit critique de s’exprimer ; nous savons tous qu’il n’est d’esprit critique que dans le cadre d’une connaissance factuelle. L’enseignant non professionnel, aussi sérieux et engagé soit-il, n’a pas à sa disposition les éléments lui permettant de réaliser que ses actions ne sont pas très efficaces. Nous pouvons, et je l’ai fait aussi, avoir des pratiques contre-productives, pendant longtemps et persister à les utiliser tant on nous en persuade.  

Être professionnel ne signifie pas une uniformisation des pratiques. Seules celles qui sont efficaces sont retenues.Elles peuvent être diverses et la recherche n'a pas dit son dernier mot. 

Être professionnel ne signifie pas perdre son âme ni sa personnalité. La personnalité de l’enseignant reste, quelle que soit la méthode utilisée, ses vertus personnelles aussi, elles vont enrichir sa pratique, en faire une chose unique en lui ajoutant l’efficacité. Deux enseignants efficaces, même s’ils utilisent une méthode semblable, ce qui n’est pas obligé, auront des réalités de classes différentes. 

Être professionnel signifie être plus libre, car dégagé des soucis relatifs à l’efficacité, par conséquent libre de mieux interagir avec les élèves, libre de mieux les observer, libre de mieux observer sa propre pratique. 

Être professionnel ne déshumanise pas l’enseignant : il n’y aucune raison pour qu’une pratique efficace le transforme en un robot dépourvu d’humanité. C’est pourtant l’épouvantail brandi par les détracteurs des pratiques efficaces et des données probantes. Les enseignants professionnels peuvent être efficaces et leurs qualités humaines personnelles ajouter un plus à cette efficacité.

Être professionnel implique être en confiance avec sa pratique, ne plus tâtonner, être plus serein et plus disponible. Dans tous les cas, les élèves sont gagnants. 

Il y a eu pléthore de réformes dans l’Éducation Nationale, toutes promettant qu’enfin le Grand Soir était pour demain. En fait de révolution, c’est une conservation des sempiternels principes qui ne permettent aucune amélioration ni de l’efficacité des enseignants ni par conséquent du niveau des élèves. Les résultats sont là. La professionnalisation n’est toujours pas au programme. Les décisionnaires, malgré l’échec patent de leurs tentatives successives, persistent à proposer les mêmes stratégies inefficaces, encore et toujours, tout en espérant des résultats différents.  


Sur John Hattie 
 

Sur la professionnalisation